Au-delà des mots...

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Regarder le monde

dimanche 25 mars 2018

Des mains et des chevaux

Un billet sur les aides ? 
Une version (médiocre) décrivant mal ce que montrait fort bien Jean d'Orgeix dans ses vidéos ? 
Ou tant d'autres érudits équestres ?
Que nenni !
Il s'agira de la langue des signes française (LSF) et de la trace visuelle d'un monde où le cheval était sous les yeux de chacun, sourd ou entendant (à ce propos vous relirez utilement Le maître de poste et le messager). 
Qu'il s'agisse du monde rural ou du monde urbain.
D'ailleurs MA bible..., le Dictionnaire étymologique et historique de la LSF, représente sur sa couverture un cavalier faisant son coq, tandis qu'un père le désigne à son fils en faisant le signe français "Monsieur" (qui deviendra le signe américain pour "Papa").
Un... signe, comme on dit...
Mais d'abord quelques repères destinés à ceux qui ne signent pas couramment... 
Dans "la langue gestuelle [devenue langue des signes] ce que l'on dit est produit par le corps et ce qui est dit par autrui est reçu par les yeux" (ça ne vous rappelle rien ?).
"[...] la création lexicale procède avant tout de la stylisation d'objets concrets avant d'être investis de sens figuré, permettant cet accès à l'abstraction que l'on a longtemps déniés aux sourds et à leur langue".
Apprentie signeuse depuis des années, je me demandais quelle pouvait être la place figurée du cheval (en dehors des signes concrets "Cheval", "Cavalier"), dans quel contexte linguistique.
Je l'ai d'abord repérée dans la position de la main dite "clé" devant le buste, qui prend sa source dans l'image des rênes.
Vint ensuite un vocabulaire étrangement évocateur.
Attention (faire) : le signe répandu jusqu'à la fin du XIXe siècle est celui du cavalier ou du cocher qui tire les rênes vers lui. Aujourd'hui ce signe se fait au niveau des yeux.
Courage : les mains fermées se déplacent horizontalement, devant le buste. Dans certaines régions le signe s'achevait les mains ouvertes, signifiant qu'on lâche les rênes parce qu'on est arrivé au bout de la course (désignant alors l'idée de réussite).
Commencer : le signe actuel (index et majeur en V enfourchant horizontalement l'autre main, horizontale aussi) stylise le geste d'enfourcher un cheval ("avoir le pied à l'étrier", "être sur le point de partir").
Diriger : l'aspect visuel est plus facile à repérer. Les mains guident et se déplacent comme elles le font avec les rênes que l'ont tient pour conduire une voiture (à cheval...).
Plus inattendu, Jaloux : l'index est mordu (symboliquement...), exprimant par-là qu'on ronge son frein (le mors), qu'on éprouve du dépit face à une situation qui n'est pas celle qu'on espérait.

Je vous vois venir (restons dans le visuel !) : c'est tout ? si peu ?
A cela, plusieurs réponses, dont l'une se trouve dans la modestie de mon propre vocabulaire signé.
La deuxième a trait au fait que la langue des signes se prête peu aux métaphores (très nombreuses autour du cheval dans la langue française orale et écrite).
La troisième trouve sa source dans des événements concomitants : en 1880, le Congrès de Milan (voir A lire) signifie l'interdiction de l'usage de la langue des signes dans la scolarité des enfants sourds, ce qui perdurera en France jusque dans les années 1970. Dans cette même période (très longue) la présence du cheval disparaîtra elle aussi progressivement de nos paysages, effaçant ainsi une référence visuelle.
Enfin, il n'y a pratiquement pas encore, aujourd'hui, de recherches sur la vie sociale des sourds (alors qu'elles sont nombreuses sur le plan de la linguistique). Les traces écrites sont rares (évidemment !), et, souvent, quand elles existent, sont très régionales (donc peu partagées sur un autre territoire, parfois éloigné de seulement quelques kilomètres).
Le peu que l'on sache, c'est que les hommes sourds ont parfois été orientés vers des métiers parmi lesquels maréchal-ferrant, forgeron, garçon d'écurie ; que la surdité était un obstacle majeur pour accéder à l'armée (et donc être dans la cavalerie ou l'infanterie) ; enfin que la relation personne sourde/cheval s'est faite (probablement majoritairement) à travers le monde agricole. 
Sur lequel le monde des historiens se penchera tardivement.

Alors un billet pour si peu ?

J'y vois moi un autre lien, constant. 
Celui de la main du cavalier, qui guide, qui aide, qui communique, qui accompagne. 
La main qui relie, qui fait signe, qui fait sens.
La main qui flatte, qui récompense.
La main qui raconte, qui cherche l'histoire d'un corps.
La main qui écoute...
La main qui récite...
Et nos regards aussi, qui racontent un monde qui n'a pas besoin de bruit pour exister.










A lire/A voir
Sur le congrès de Milan : https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2008-2-p-83.htm
Dictionnaire étymologique et historique de la langue des signes française, Yves Delaporte, éditions du Fox, 2007
https://www.france.tv/france-5/l-oeil-et-la-main/345105-yves-delaporte-chasseur-de-signes.html
Le maître de poste et le messager, Patrick Marchand, éditions Belin, 2006

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